Written by Jean-Simon Bombardier. This article is my 7th oldest. It is 1766 words long.
Le fils et la douleur
Un matin, je partis pour ailleurs, je partis pour ne plus être ici. Un matin, j'ai fui devant ces yeux qui m'intimidaient. Je dévalai une colline et marché trois jours. Tout était si différent, tout était si pareil, les ombres épousaient des jardins sans récolte. Les moissons ont déserté en mon sillon. J'ai vu des rêves, senti les parfums de l'orange, me suis abreuvé aux seins des mœurs balafrés. J'ai tenté de dormir trois nuits, je n'y parvins guère. Trop de lumières, et le vacarme de ces cent chatons apeurés devant une ruelle, n'osant défier le vieux matou. Je me mis à rire et me crus matou dans ma solitude, je me souvenus être chaton devant mes erreurs.
Lorsque je revins dans mon village, il faisait noir. L'hiver saupoudrait des poignées de flocons dans la nuit, pleurait des bouquets de larmes qui mouraient sur mon cœur. Le temps était hier, le temps était demain, le temps n'était plus rien. Alors je marchai sans hâte les chemins de mon village. Le bruit de mes pas s'étouffait dans la neige accumulée sur le sol. Le rire d'un enfant, puis les cris de plusieurs fracassèrent le silence. Près d'une maison, des enfants cherchaient dans les nuages, le personnage inventé, la raison de croire en l'espoir. Je m'approchai de la vieille maison, par la fenêtre je posai mon regard en ses entrailles. Des feux d'artifices, des fresques lumineuses peignaient de vert et de rouge le visage des convives. Une odeur d'ici, un parfum d'envie s'agrippait à la brise qui s'échouait en miel sur mes lèvres. Les fêtards fêtaient cette nuit festive, je les respirai d'un souffle usé.
Un des enfants s'approcha et examina la scène un instant. Puis il détourna son regard et m'observa, il avait les mains meurtries et les yeux velours. Je crus le reconnaître, je m'en approchai d'un pas et le regardai d'un œil. Il n'était guère celui que je croyais, il avait les cheveux blond, je suis brun, il souriait, j'agonisais. Je lui ouvris la porte et le fis entrer avant qu'il ne meurt de froid.
Je poursuivis ma route. La neige avait cessé, le froid mordait mes chaires, déversait avec jouissance son venin en mon sang. Je m'arrêtai devant une église pour panser mes blessures et éponger mon front. Les chants qui émanaient du temple portaient en leur tourbillon une si douce légèreté que je sentis, pour deux temps, le doigté de cette foi. Les célébrations si bien chantées me firent même valser. Ces soubresauts et ce cabotinage ne parvinrent cependant pas à réchauffer, ni mes chaires, ni mon cœur. Les grandes portes en bois de l'église s'ouvrirent dans un toussotement de poussières scintillantes. Le pas des hommes avalait le temps, celui des femmes réchauffait les étoiles et le pas des enfants avait la légèreté de l'invisible. Je les observai. Des sourires, une larme. Mille désirs, une peine. Vingt journées, une éternité. Puis les gens s'avancèrent, se saluèrent et s'éparpillèrent. Ils passaient si près de moi que je parvins à goûter leur souffle, à respirer leur joie. Nous cultivions une si grande proximité qu'ils ne pouvaient m'ignorer. Alors pourquoi ne me parlaient-ils pas ? Pourquoi ne me touchaient-ils pas ? Les chants ont cessé et des rivières de quotidien sont venues inonder les rues.
Je marchai deux chemins et trois ruelles, puis l'unique sens de mes réflexions s'était égaré. Toutes ces couleurs m'aveuglaient, toute cette chaleur m'étouffait, tous ces élixirs de fêtes m'asphyxiaient. Toute cette mélancolie m'empoisonnait. J'eu la nausée, l'envie d'expulser ce malaise indigeste. Par habitude, je tentai de courir, mais un boulet noir, enchaîné à ma cheville, rendait vaine ma tentative. Le sang souilla ma chaussure, forma deux mares rougeâtres sur le trottoir avant que je ne renonce à la fuite.
Je marchai encore deux ruelles avant d'arriver à l'orée de ma maison. Le froid, toujours aussi intense, ne tailladait plus mes chaires et mes os. J'observai un instant la maison voisine. Elle bourdonnait, fourmillait d'un euphorique troupeau. La peuplade échangeait des mercis, des bonjours et des bons vœux. N'eut été de ces murs, les lumières en leurs yeux aurait pu éclairer un monde. Je les laissai s'enivrer de leur récolte et je pénétrai l'allée qui menait à ma maison.
Il y avait longtemps que je n'avais foulé cette allée. À ma dernière visite, brillait dans le ciel, les feux réconfortants de l'été. Les arbres étaient des bouquets d'espoir sous lesquels rien ne parvenait à nous atteindre. Leur tignasse émeraude abritait le nid de mon enfance, mon île secrète, une imagination aux saveurs de rose. Dans cette brume du passé, un enfant arriva. Il avait les cheveux bruns, je le reconnu. Je le regardai fendre le temps de ses grands sourires dorés. Il était mon enfance, mes yeux affamés, vierges des visions de la pénombre assassine. Il était l'enfance amusée, l'enfance fantasmée, l'enfance trop éphémère. Il était l'enfant que je fus, à cette époque où toutes journées débutaient par le levé du jour, lorsque Noël était magique, lorsque je n'éprouvais aucune peine à respirer. Mes pas soulevaient des poussières. Dans le silence résonnait les échos d'une femme qui accouche, les bruits du cirque qui arrive en ville. Puis la joie de l'enfant, des cristaux de liberté dans les simagrées d'un vieux chimpanzé. Tout était bleu, tout était blanc, tout était si agréable. Les chenilles se promenaient sans pudeur, sans craintes et sans savoir. La chenille ne sait pas qu'elle devra construire sa réclusion. La chenille ne sait pas qu'elle renaîtra beau papillon. La nature est impitoyable et même le roc s'effrite sous le fouet de la mer. Jamais un prophète n'avait envisagé qu'une chenille puisse exprimer le désir muet de demeurer chenille.
Aujourd'hui l'allée était bordée d'une haie de déshonneur grise et sans appétit. Dans les arbres, à leurs branches tordues, se berçait des armées de larmes. Le sol avait gelé mes pieds dans la glace. Ma naïveté teintait les horizons et j'ai imaginé que tous ses sourires n'étaient que pour moi. La terre tourna de plus en plus rapidement, je me senti étourdi. Au creux de chaque larme pendu à chaque branche se terrait un millier de corbeaux parlant de moi. Leur envol prématuré fit renverser un vieux manuscrit. Je tentai de déchiffrer les étranges pages de cet ouvrage jamais terminé, des pages blanches sous un œil noir. La tentative fut vaine, l'éclat de la blancheur masquait une contrée tatouée des failles noires de la peur. Les étangs étaient gelés, le vent coupait le temps de sa pointe affilée.
Effrayé, j'avançai vers chez-moi. L'allée n'était longue que de quelques enjambées et pourtant, le temps de la franchir avait dans son coffre des allures de continents. Je me noyai dans les mers, me perdis dans la brousse, mourus dans un désert. Je cherchai l'enfant aux cheveux brun. Je voulu lui parler, pointer avec lui les cieux avec fascination et non avec envie. Dans les rumeurs d'un temps ancien je cru reconnaître les musiques du cirque. Je cherchai l'enfant aux cheveux brun. Devant moi, un clown portait en ses paumes des secondes sans chagrins, il se détourna leva les mains et serra les poings. Mon cœur s'assécha et se fondit dans la poussière de l'oublie. Je poursuivis mon chemin, souhaitant quitter cette allée, brûler la mosaïque de mon reflet.
Arrivé près de ma maison, les murs étaient peints d'éclaboussures de suie et de cendres. Debout sous le porche, je ne pouvais guère apercevoir les étoiles, sous son dogme, je ne pouvais apercevoir la lumière. Je poussai la porte et me réfugiai à l'intérieur. Dans son accueil, un souffle enrhumé, une sensation de perturbation. Je posai, sur la petite table, mon chapeau et mon foulard. La grandeur de l'endroit aurait pu bercer cent cœurs apeurés, vertu que se partage les anges le jour et les prostitués la nuit. J'étais entre deux jours dans cette aurore teintée d'un blanc-saleté. Les murs étaient tapissés d'étranges peintures, un silence de rouge, les réalités d'une nature morte.
Près de la fenêtre au salon, dans les vapeurs de la terre chaude et humide, un homme était assis sur une chaise. Son regard se perdait dans une fontaine, dans laquelle coulait un lait noir charbon. Je cru qu'il ne soit mort, alors je m'approchai d'un pas. Son regard se perdait dans le vide, s'égarait dans une mer de larmes et de rage. J'ai cru qu'il était mort, mais son souffle épuisé était encore perceptible. D'instinct, je lui souhaitai une autre matinée. Je le saluai de la main, lui envoyai un au revoir marié de culpabilité. Les jours de deuil arrivent en même temps que les jours de naissance. Aujourd'hui, les guirlandes étaient noires et l'arbre était assoiffé.
Je me dirigeai dans la cuisine. Devant le comptoir, une femme coupait des légumes. Elle extirpait dans le claquement de la lame son désespoir, battait les sauces avec une ferveur guidée par sa rage de n'avoir ressentie. Les émanations du repas avaient un arrière-goût âcre. J'avançai vers elle, la fatigue avait amputé son visage de cette joie qui jadis nous chatouillait le cœur. Dans l'intensité de son manège, les profondeurs de sa peine. Son respire s'essoufflait à combattre ce torrent de questionnements, à escalader des sentiers sans issue. Dans l'ombre de l'ange, les larmes d'une femme enfantaient ces germes qui s'agrippent au cœur, y poussent, puis l'étouffe. Dans ses yeux, des geysers de gris noyaient sa foi. Elle retira un plat du four.
Je quittai la cuisine, franchis le corridor et arrivai devant la porte de ma chambre. Devant elle, je me sentis petit. J'aurais voulu ses yeux, je n'ai eu qu'une désillusion. Dans la chambre, rien n'avait subi demain. Les mêmes livres, la même noirceur, le même mal. Dans un coin, les présents jamais offerts ne seront jamais ouverts. Le silence était sans fond et sans frontière. Il avait fossilisé ma chambre, inscrit sur ses murs les fables d'un dessein perdu. Dans l'écho des cieux, je crus entendre les pleurs d'un enfant, puis des larmes d'amertume souillèrent les écrits. Un dernier souffle et je refermai la porte.
J'empruntai de nouveau le corridor puis arrivai dans la salle à manger, devant une grande table. Elle était bien mise, une grande nappe verte sur laquelle étaient posé des chandelles rouges. Il ne manquait que le lustre de la coutellerie. À ses côtés, s'était échouée la femme, l'homme ainsi qu'une grande fille et un jeune garçon. Je les observai une éternité, ils avaient de beaux habits et les yeux déserts. J'eus envie de les rejoindre, de les serrer et de leur souhaiter Joyeux Noël, mais je ne pouvais guère. J'étais lié à la dictature de l'enfer.