Un matin, je partis pour ailleurs, je partis pour ne plus être ici. Un matin, j'ai fui devant ces yeux qui m'intimidaient. Je dévalai une colline et marché trois jours. Tout était si différent, tout était si pareil, les ombres épousaient des jardins sans récolte. Les moissons ont déserté en mon sillon. J'ai vu des rêves, senti les parfums de l'orange, me suis abreuvé aux seins des mœurs balafrés. J'ai tenté de dormir trois nuits, je n'y parvins guère. Trop de lumières, et le vacarme de ces cent chatons apeurés devant une ruelle, n'osant défier le vieux matou. Je me mis à rire et me crus matou dans ma solitude, je me souvenus être chaton devant mes erreurs.
Lorsque je revins dans mon village, il faisait noir. L'hiver saupoudrait des poignées de flocons dans la nuit, pleurait des bouquets de larmes qui mouraient sur mon cœur. Le temps était hier, le temps était demain, le temps n'était plus rien. Alors je marchai sans hâte les chemins de mon village. Le bruit de mes pas s'étouffait dans la neige accumulée sur le sol. Le rire d'un enfant, puis les cris de plusieurs fracassèrent le silence. Près d'une maison, des enfants cherchaient dans les nuages, le personnage inventé, la raison de croire en l'espoir. Je m'approchai de la vieille maison, par la fenêtre je posai mon regard en ses entrailles. Des feux d'artifices, des fresques lumineuses peignaient de vert et de rouge le visage des convives. Une odeur d'ici, un parfum d'envie s'agrippait à la brise qui s'échouait en miel sur mes lèvres. Les fêtards fêtaient cette nuit festive, je les respirai d'un souffle usé.
Un des enfants s'approcha et examina la scène un instant. Puis il détourna son regard et m'observa, il avait les mains meurtries et les yeux velours. Je crus le reconnaître, je m'en approchai d'un pas et le regardai d'un œil. Il n'était guère celui que je croyais, il avait les cheveux blond, je suis brun, il souriait, j'agonisais. Je lui ouvris la porte et le fis entrer avant qu'il ne meurt de froid.
Je poursuivis ma route. La neige avait cessé, le froid mordait mes chaires, déversait avec jouissance son venin en mon sang. Je m'arrêtai devant une église pour panser mes blessures et éponger mon front. Les chants qui émanaient du temple portaient en leur tourbillon une si douce légèreté que je sentis, pour deux temps, le doigté de cette foi. Les célébrations si bien chantées me firent même valser. Ces soubresauts et ce cabotinage ne parvinrent cependant pas à réchauffer, ni mes chaires, ni mon cœur. Les grandes portes en bois de l'église s'ouvrirent dans un toussotement de poussières scintillantes. Le pas des hommes avalait le temps, celui des femmes réchauffait les étoiles et le pas des enfants avait la légèreté de l'invisible. Je les observai. Des sourires, une larme. Mille désirs, une peine. Vingt journées, une éternité. Puis les gens s'avancèrent, se saluèrent et s'éparpillèrent. Ils passaient si près de moi que je parvins à goûter leur souffle, à respirer leur joie. Nous cultivions une si grande proximité qu'ils ne pouvaient m'ignorer. Alors pourquoi ne me parlaient-ils pas ? Pourquoi ne me touchaient-ils pas ? Les chants ont cessé et des rivières de quotidien sont venues inonder les rues.
Je marchai deux chemins et trois ruelles, puis l'unique sens de mes réflexions s'était égaré. Toutes ces couleurs m'aveuglaient, toute cette chaleur m'étouffait, tous ces élixirs de fêtes m'asphyxiaient. Toute cette mélancolie m'empoisonnait. J'eu la nausée, l'envie d'expulser ce malaise indigeste. Par habitude, je tentai de courir, mais un boulet noir, enchaîné à ma cheville, rendait vaine ma tentative. Le sang souilla ma chaussure, forma deux mares rougeâtres sur le trottoir avant que je ne renonce à la fuite.
Je marchai encore deux ruelles avant d'arriver à l'orée de ma maison. Le froid, toujours aussi intense, ne tailladait plus mes chaires et mes os. J'observai un instant la maison voisine. Elle bourdonnait, fourmillait d'un euphorique troupeau. La peuplade échangeait des mercis, des bonjours et des bons vœux. N'eut été de ces murs, les lumières en leurs yeux aurait pu éclairer un monde. Je les laissai s'enivrer de leur récolte et je pénétrai l'allée qui menait à ma maison.
Il y avait longtemps que je n'avais foulé cette allée. À ma dernière visite, brillait dans le ciel, les feux réconfortants de l'été. Les arbres étaient des bouquets d'espoir sous lesquels rien ne parvenait à nous atteindre. Leur tignasse émeraude abritait le nid de mon enfance, mon île secrète, une imagination aux saveurs de rose. Dans cette brume du passé, un enfant arriva. Il avait les cheveux bruns, je le reconnu. Je le regardai fendre le temps de ses grands sourires dorés. Il était mon enfance, mes yeux affamés, vierges des visions de la pénombre assassine. Il était l'enfance amusée, l'enfance fantasmée, l'enfance trop éphémère. Il était l'enfant que je fus, à cette époque où toutes journées débutaient par le levé du jour, lorsque Noël était magique, lorsque je n'éprouvais aucune peine à respirer. Mes pas soulevaient des poussières. Dans le silence résonnait les échos d'une femme qui accouche, les bruits du cirque qui arrive en ville. Puis la joie de l'enfant, des cristaux de liberté dans les simagrées d'un vieux chimpanzé. Tout était bleu, tout était blanc, tout était si agréable. Les chenilles se promenaient sans pudeur, sans craintes et sans savoir. La chenille ne sait pas qu'elle devra construire sa réclusion. La chenille ne sait pas qu'elle renaîtra beau papillon. La nature est impitoyable et même le roc s'effrite sous le fouet de la mer. Jamais un prophète n'avait envisagé qu'une chenille puisse exprimer le désir muet de demeurer chenille.
Aujourd'hui l'allée était bordée d'une haie de déshonneur grise et sans appétit. Dans les arbres, à leurs branches tordues, se berçait des armées de larmes. Le sol avait gelé mes pieds dans la glace. Ma naïveté teintait les horizons et j'ai imaginé que tous ses sourires n'étaient que pour moi. La terre tourna de plus en plus rapidement, je me senti étourdi. Au creux de chaque larme pendu à chaque branche se terrait un millier de corbeaux parlant de moi. Leur envol prématuré fit renverser un vieux manuscrit. Je tentai de déchiffrer les étranges pages de cet ouvrage jamais terminé, des pages blanches sous un œil noir. La tentative fut vaine, l'éclat de la blancheur masquait une contrée tatouée des failles noires de la peur. Les étangs étaient gelés, le vent coupait le temps de sa pointe affilée.
Effrayé, j'avançai vers chez-moi. L'allée n'était longue que de quelques enjambées et pourtant, le temps de la franchir avait dans son coffre des allures de continents. Je me noyai dans les mers, me perdis dans la brousse, mourus dans un désert. Je cherchai l'enfant aux cheveux brun. Je voulu lui parler, pointer avec lui les cieux avec fascination et non avec envie. Dans les rumeurs d'un temps ancien je cru reconnaître les musiques du cirque. Je cherchai l'enfant aux cheveux brun. Devant moi, un clown portait en ses paumes des secondes sans chagrins, il se détourna leva les mains et serra les poings. Mon cœur s'assécha et se fondit dans la poussière de l'oublie. Je poursuivis mon chemin, souhaitant quitter cette allée, brûler la mosaïque de mon reflet.
Arrivé près de ma maison, les murs étaient peints d'éclaboussures de suie et de cendres. Debout sous le porche, je ne pouvais guère apercevoir les étoiles, sous son dogme, je ne pouvais apercevoir la lumière. Je poussai la porte et me réfugiai à l'intérieur. Dans son accueil, un souffle enrhumé, une sensation de perturbation. Je posai, sur la petite table, mon chapeau et mon foulard. La grandeur de l'endroit aurait pu bercer cent cœurs apeurés, vertu que se partage les anges le jour et les prostitués la nuit. J'étais entre deux jours dans cette aurore teintée d'un blanc-saleté. Les murs étaient tapissés d'étranges peintures, un silence de rouge, les réalités d'une nature morte.
Près de la fenêtre au salon, dans les vapeurs de la terre chaude et humide, un homme était assis sur une chaise. Son regard se perdait dans une fontaine, dans laquelle coulait un lait noir charbon. Je cru qu'il ne soit mort, alors je m'approchai d'un pas. Son regard se perdait dans le vide, s'égarait dans une mer de larmes et de rage. J'ai cru qu'il était mort, mais son souffle épuisé était encore perceptible. D'instinct, je lui souhaitai une autre matinée. Je le saluai de la main, lui envoyai un au revoir marié de culpabilité. Les jours de deuil arrivent en même temps que les jours de naissance. Aujourd'hui, les guirlandes étaient noires et l'arbre était assoiffé.
Je me dirigeai dans la cuisine. Devant le comptoir, une femme coupait des légumes. Elle extirpait dans le claquement de la lame son désespoir, battait les sauces avec une ferveur guidée par sa rage de n'avoir ressentie. Les émanations du repas avaient un arrière-goût âcre. J'avançai vers elle, la fatigue avait amputé son visage de cette joie qui jadis nous chatouillait le cœur. Dans l'intensité de son manège, les profondeurs de sa peine. Son respire s'essoufflait à combattre ce torrent de questionnements, à escalader des sentiers sans issue. Dans l'ombre de l'ange, les larmes d'une femme enfantaient ces germes qui s'agrippent au cœur, y poussent, puis l'étouffe. Dans ses yeux, des geysers de gris noyaient sa foi. Elle retira un plat du four.
Je quittai la cuisine, franchis le corridor et arrivai devant la porte de ma chambre. Devant elle, je me sentis petit. J'aurais voulu ses yeux, je n'ai eu qu'une désillusion. Dans la chambre, rien n'avait subi demain. Les mêmes livres, la même noirceur, le même mal. Dans un coin, les présents jamais offerts ne seront jamais ouverts. Le silence était sans fond et sans frontière. Il avait fossilisé ma chambre, inscrit sur ses murs les fables d'un dessein perdu. Dans l'écho des cieux, je crus entendre les pleurs d'un enfant, puis des larmes d'amertume souillèrent les écrits. Un dernier souffle et je refermai la porte.
J'empruntai de nouveau le corridor puis arrivai dans la salle à manger, devant une grande table. Elle était bien mise, une grande nappe verte sur laquelle étaient posé des chandelles rouges. Il ne manquait que le lustre de la coutellerie. À ses côtés, s'était échouée la femme, l'homme ainsi qu'une grande fille et un jeune garçon. Je les observai une éternité, ils avaient de beaux habits et les yeux déserts. J'eus envie de les rejoindre, de les serrer et de leur souhaiter Joyeux Noël, mais je ne pouvais guère. J'étais lié à la dictature de l'enfer.
Pourquoi seuls les enfants et les vieillards nourrissent les canards dans les parcs ?
Moi, je commençai à marcher très tôt, alors les canards je les ai vite courus. Apeurés, ils se sauvèrent par-delà le monde. Charmé par leurs mœurs, je m'y jetai dans toute ma lourdeur. Dès lors, je pourchassai des bêtes sur des continents que je pensais plus grands que le monde. Je courus mille chemins, mille prairies, puis me suis enfoui dans un boisé qui est vite devenu une forêt.
Près d'un ruisseau, je dénichai un radeau. Je l'enfourchai puis me laissai porter par le courant. Les forces du ruisseau devenu rivière me jetaient de pierre en pierre. Alors j'ai ramé, ramé pour m'extirper de ce mal-être charbon. Les mains ensanglantées, je luttai pour ne pas m'échouer, pour éviter de me noyer. Un soleil, trois nuages et la peur du désespoir eurent raison de mes larmes. La mer se calma, je pansai mes mains d'algues brunâtres. La nuit fut fraîche, j'appréciai le soleil du matin. Au loin, dans l'orangé de la matinée, une île. Je m'y laissai dériver.
Arrivé dans le village, je regardai les gens, ils m'observèrent, nous étions intrigués par nos différences. C'était un village peuplé de pêcheurs, de commerçants et de parfums dont j'ignorais les saveurs. Égaré, déshydraté et oisif, j'allai dans une taverne, posai mon bardas sur une table, et me fit apporter une choppe de bière. À cette heure du jour, seuls quelques marins, de vieux sages et des pirates peuplaient l'endroit. Les choppes s'entrechoquaient, on chantait ses exploits, encensait ces beaux jours endormis depuis plusieurs hivers. Ce théâtre urbain dilapidait de sa légèreté le fardeau de mes réelles préoccupations. Les cloches de l'église sonnèrent, le temps était dépassé, je m'empressai de le rattraper. Dans la rue, à la fenêtre d'une vieille maison de bois usé, mon sourire s'écarquilla. On y louait des chambres. Je réglai avec l'aubergiste les termes de notre cohabitation, gagnai ma chambre et me jetai sur mon lit.
Au matin, j'étais d'une belle humeur, un panier de fruits frais au petit-déjeuner. Sur la terrasse de l'auberge, je rencontrai mon voisin. Il avait couvert les mers de mille explorations, fouetté le vent de mille tempêtes. Il portait fièrement mille cicatrices de ses exploits, dissimulait sur son cœur celle de son amère défaite. C'était un pirate de mille ans. Son œil désorienté expliquait ses nombreux naufrages. Encore avait-il pour fortune d'être toujours en vie. Il me fit présenter son équipage, des matelots de toutes patries, mille raisons d'être ici, toujours cette même cicatrice. Sous les ordres du vieux capitaine, l'heure sonnait un rassemblement des troupes à la taverne. Vint le soir, la nuit puis le matin et les choppes s'entrechoquaient ce soir encore. Certains soirs, des femmes y venaient, tous les soirs nous y étions. De rires et de larmes nous nous sommes saoulés, pour l'amour de l'instant, j'ai succombé. Le clocher de l'église se fit entendre une seconde fois, le temps était arrivé de quitter ce village. Dans les yeux de certains, la peine dissipait le voile de l'indifférence, d'autres avaient les mains remplies de roses. Je partis de nuit. La mer était calme, je me laissai dériver, couché sur mon radeau, envahi d'une heureuse mélancolie.
Au réveil, je me remis à ramer tranquillement. Au midi, les vents portaient en leur paume les semences d'une tempête. La nuit accoucha dans la détresse, elle fit de la mer son exutoire. Elle cracha d'immenses déferlantes qui se délectaient avec appétit de la peur des hommes. Je leur brandis le poing, elles ne me firent que chavirer. Dans les étoiles, je fantasmai être les pieds dans le sable et puis je me rappelai avoir rêvé de la mer les deux pieds dans le sable. Je me hissai sur mon radeau, enlevai mes vêtements et dormis.
Deux nuits passèrent, je trouvai refuge sur une plage rocailleuse. Il n'y avait aucune maison. Une forêt touffue avalait l'espace et dans le vent, des saveurs de fraises. Je tirai mon radeau près des arbres tout en poursuivant mon régal olfactif, mille saveurs de fruits faisaient éclore l'esprit. L'absence apparente de paysans n'éveilla guère quelques appréhensions. Le calme que j'épousais avait pour assises la quiétude qui régnait dans mon cœur. J'attrapai une branche morte et pénétrai dans l'antre de la forêt. En son sein, je me suis arrêté pour l'observer, dans mon œil, un bien-être saveur vanille. Un sourire pour une valse, je lui tendis la main. Je marchai à tout hasard, seul le craquement des branches sous mes pas faisait écho dans cet infini silence. Je franchis trois rivières et deux clairières avant d'apercevoir, dans l'harmonie du décor, un cantonnement. À ce même moment, des hommes surgirent du bois vêtus de grandes tuniques foncées. La surprise me saisit, mais ne m'effraya guère. L'un d'eux s'approcha de moi, mit son regard dans mon œil le moment d'une vie. Puis, il me salua en s'inclinant d'un hochement de tête. Les autres me saluèrent, je les saluai. Jamais l'un deux ne parla, ce qui expliquait le silence de la forêt. Arrivé au campement, ils ont placé à ma disposition un lit et une pitance quotidienne.
Les premières journées, je les ai observées. Sans jamais briser le silence, ils ne cessaient de marcher, jour et nuit. Un jour, las de mon inaction, je marchai avec un groupe de trois prêtres. Nous avons marché la journée entière dans la plaine, le soir dans la brousse et la nuit venue, nous avons gravi une montagne. Au sommet, ils se sont assis. La profondeur du silence amputa ma capacité d'action, je ne percevais plus un souffle, plus mon souffle. Puis le battement d'ailes d'un papillon insuffla à mon cœur les rythmes de la pluie. Je rejoignis les vieux prêtres. Les heures ont passé, les étoiles ont brillé jusqu'au matin, puis nous sommes rentrés. Le jour suivant, je suis demeuré couché. Le temps était chaud, j'avais des entailles aux pieds et de nouvelles fascinations pour les papillons. Quelques jours s'écoulèrent encore et je partis. Mon dernier repas fut succulent, tous les prêtres s'étaient réunis et nous avons bu le vin. Le lendemain matin, je retrouvai la mer.
La mer était la mer, le cœur d'un gamin de neuf ans. Je n'étais guère son père et je n'avais guère les forces pour lui infliger une correction bien méritée. La mer était la mer, elle avait l'oreille profonde. J'y déversai l'arc-en-ciel de mon sang, un torrent dénudé de retenue. La mer était la mer, une indépendance meurtrière. La mer ferma son poing, je lui filai entre les doigts et me réfugiai sur des côtes inconnues.
Les pieds sur la plage, j'aperçus trois villages. Je récitai une comptine afin d'arrêter mon choix, remettant ainsi toute décision au hasard. Je me dirigeai vers le second village, les musiques qui s'échappaient de ses murs avaient des airs de chocolat. Une femme me tendit la main, nous avons valsé, puis elle s'envola. Le baluchon sur l'épaule, les mains ouvertes, je pénétrai le second village. Son ventre frétillait d'une foule qui s'affairait aux affaires. Tous les coins de rue étaient habités par de beaux jeunes hommes et de belles jeunes femmes. Leurs regards se perdaient, je les regardais. Je les ai aimés, il me fallut de beaux habits. Pour Noël, j'avais pour seul souhait ne jamais me salir, au Nouvel An, j'avais volontairement arraché les manches de ma chemise.
Au bout du chemin se trouvait trois autres villages. Je repris ma comptine. La chance me sourit, le chemin qui menait au deuxième village était le plus facile. La journée passa avant que j'eus rejoint le village désigné. La pluie lavait les rues de toute activité, un désert de larmes dans cette pluie sèche. Trois ou quatre enjambées en cette contrée ont suffit à détremper mes bottines. Je marchais de bon pas, derrière une église, un abri, un peu de répit. Puis, d'un bosquet jaillit une vieille femme. Son propos chancelants comme sa démarche la dénudait de toute crédibilité. Elle chantait la promesse de me faire prince, elle qui n'avait ni la beauté d'une princesse ni la richesse d'une reine. Alors que son attention lui fit à nouveau défaut, j'en profitai pour fuir les lieux. Dans les rues, je longeai les immeubles, évitant la lueur des réverbères, évitant de cligner des yeux. Devant moi, deux soldats avec pour mandat, le maintien de la paix. Je baissai le regard, ils reniflèrent mon air, puis ne remarquant aucune menace, continuèrent leur route. Dans la rue, je marchais rapidement, tourmenté dans cette nuit qui régnait froidement et sans pitié. Le matin se fit supplier avant qu'il ne daigne asperger la pénombre de ses gouttelettes d'espoir. L'aurore me dévoila alors, au bout de ma route, deux autres villages, je m'y précipitai sans retenue.
Je délaissai ma comptine et observai les deux villages. Je décidai d'aller en direction du premier village. Dans son cœur, une vieille maison abritait ce qui échappe aux journées. Sur la galerie, un vieil homme était assis sur une chaise de bois, l'œil inquiété. Les passants chantaient des fables qui remontaient aux temps anciens. Le vieil homme avait reçu un châtiment, dans son œil cent chemins faisaient mille arrivées. Ses visions l'étourdissaient, voilà pourquoi il ne quittait jamais sa chaise. Les arbres racontaient qu'il essaya, à quelques reprises de se lever, mais chaque tentative fut vaine. À sa dernière tentative, il s'était fracassé l'orgueil sur le seuil de son invalidité. Depuis, il était demeuré ainsi, assis sur sa chaise, à pointer l'horizon d'une main tremblante de peur. Je m'approchai devant lui, regardai dans son œil. Il me regarda. Sa main arrêta de trembler, il se leva et alla au salon. Curieux, je me glissai près de la fenêtre qui dévoilait le salon, l'homme y était pendu.
Dès lors, je n'ai plus porté de réelles intentions à mon chemin, je cherchai des réponses aux montagnes, questionnai les déserts. Je marchai cent fois tous les chemins avant d'apercevoir deux autres petits villages. Machinalement, je me dirigeai en direction du deuxième.
Le vent y était chaud, des cris d'enfants et des bruits de ballon embaumaient le champ musical. Je me suis assis sur un banc avec un sourire fatigué. Je relevai la tête, les enfants couraient et les canards se régalaient à mes pieds.
J'arrivai dans le Monde des Hommes le torse gonflé comme mes ambitions, les mains tremblantes comme mes convictions. Je pris de grandes bouffées d'air, bafouillai mon jeune âge, prétextant le passage du temps dont je ne connaissais que le nom. Je souris bêtement, elle passa sa main dans mes cheveux puis j'avançai dans ses pas. Tout était si grand, tout était si gros, cela m'a semblé superflu. Je fus d'abord étourdi par cette envergure, puis enivré par ce tourbillon de lumières couleur rêve-orangé. Je déambulai, puis déboulai quelques escaliers avant de remonter de quelques paliers. Derrière un grand rideau verdâtre, une femme accouchait, puis une armée de vieux arbres valsait sous les airs d'une impatience éternelle. J'ai questionné, cherché à connaître les origines de cet attroupement. «Une raison d'inconfort» m'ont-ils répondu en cœur. Dès lors, je n'ai guère osé critiquer leur habit jaune-moribond, j'eus peur de les achever. Jamais de l'extérieur, je n'aurais imaginé que Le Monde des Hommes cachait une si grande blessure.
Je repris mon chemin le souffle moins pressé. Au bas de la rue, un immense champ engloutissait dans ses immenses fleurs des milliers de petits elfes. Je m'y agenouillai un instant, l'œil affamé des milles faisceaux lumineux de couleur turquoise-brillant à désespoir-foncé. Les elfes demeuraient un temps dans leur fleur, courtisant les chaudes saisons, comme les froides. Au sortir de leur crèche, une mielleuse mélodie berçait l'envolée d'un premier bataillon d'elfes. Une seconde troupe déployait des ailes stériles et brûlées par les flammes d'un jeu qui n'était pas pour eux. Les elfes sautaient de fleurs en fleurs, rebondissaient sans pudeur pour rejoindre les premiers. Un troisième contingent d'elfes était expulsé. Ceux-là tombaient de leur pétale, heurtaient parfois un peu de feuillage et s'échouaient sur le sol. La mort se régalait de certains des tombés. Ici la mort était bien grasse. Ceux dont la mort n'avait pas voulu, confus par les chocs encourus dans leur chute, valseront jusqu'à la dernière danse, trois temps derrière la parade. Je tournai la tête en direction des vieux arbres, puis je vis leurs blessures. Le Monde des Hommes abritait une étrange faune.
Je traversai des branchages, enfourchai un bosquet et arrivai dans un parc. Le soleil chauffait le sable dans lequel mes pieds se perdaient. Un doux parfum dans le vent et soudain, une magnifique tignasse rouge-abandon sur mon ventre. Puis cent femmes autour de moi chantaient sans vêtement, l'hymne aux seigneurs victorieux. La plus belle s'avança et posa son cœur sur le mien, il fit chaud. Les cents femmes dansaient, puis sont disparues en un soupir. Elle passa sa main dans mes cheveux, puis s'en alla. Je m'abreuvai des perles de rosée tombées du collier de ma dulcinée. Le Monde des Hommes m'enivrait, je m'y saoulais sans soucis. Le soleil couleur première-passion me faisait me délecter des perles de rosée avec démence. Devenu un fervent apôtre des perles et les ayant toutes bu, je me suis abreuvé du sable. Mon cerveau se convaincu de ce subterfuge. J'en avalai des dunes avant que ma langue ne détecte la supercherie.
Dans un établissement sombre, j'arrêtai ma course. Devant l'intoxication imminente, j'enfilai de grands verres d'eau de vie. Quelques heures dans Le Monde des Hommes m'avaient laissé croire que j'y étais né. Le choc heurta sans merci mes illusions. Elles tombèrent, le flot d'incongruités que j'ai avalé les avait déporté, poussé à échouer sur des côtes de perditions. Dans Le Monde des Hommes, une réponse n'apportait qu'un questionnement. Je laissai alors tomber quelques-unes de mes interrogations.
Dans l'un des coins de l'endroit, une meute de jeunes loups astiquaient leur virilité fébrile. Ayant perdu toute confiance envers Le Monde des Hommes, je quittai l'endroit.
Plus loin sur le chemin, se dressait une grande fourmilière. Arrivé à son chevet, une stupéfaction bleue-frisson saisit mon sang, la fourmilière piquait le ciel de son extrémité. Je me suis adossé à un arbre, hypnotisé par la constance du mouvement. Un mouvement d'inaction. Même le plus rapide des Hommes, s'il tourne en rond, n'en sera que plus étourdi et plus essoufflé. De grands cerceaux et milles tornades se gavaient de pierres et de poussières. L'énergie de leur piétinement enfantait une lumière jaune-envie. Parfois, certains étaient expulsés de ce manège et ils planaient au-dessus de la clairière avant de s'échouer dans les arbres. Ils étaient mes préférés, ils me faisaient rire. La simplicité présente dans Le Monde des Hommes pansait, le temps d'un soupir, les cicatrices de l'apprentissage.
Je me relevai et continua mon chemin. Depuis mes balbutiements dans Le Monde des Hommes, un certain groupe de jeunes hommes d'instinct suivaient le même chemin que moi. Deux d'entre eux étaient à portée de bras. Celui de droite avait le visage couleur blanc-Cendrillon, celui de gauche avait des yeux rouge-matin. Ils marchaient près de moi et sans se regarder, nous nous observions. Leur respire était l'écho du mien, leurs pas me guidaient.
Près d'un boisé, dans la brume grise-arc-en-ciel, se perdait un grand champ de statuettes. De petites et de grandes, de bois comme de pierres. On venait y mettre en terre des bouquets et des arbustes qui n'arrivaient guère à dissimuler ces mémoriaux. Des gens venaient y pleurer, les fontaines s'abreuvaient des larmes d'une paysanne. Je fus attristé de voir d'autres gens qui déambulaient dans l'antre de cette haie d'honneur de la mort, fiers de leur indifférence. Je m'approchai des monuments et vis de courageux chevaliers, des vieillards et des enfants trop tôt épuisés. Elle passa sa main dans mes cheveux. Le souffle du temps avala toute cette brume, mais les secondes demeuraient empreintes de son doux parfum porté par le vent.
Je retrouvai le chemin, Le Monde des Hommes m'épuisait. Je souhaitais retourner chez moi, me reposer un jour. J'empruntai le chemin qui me mena ici, repassai devant le champ de statuettes, la fourmilière, puis je me perdis. Je cherchai les grands champs de fleurs, tournai à droite deux fois, puis une fois à gauche. J'aurais dû y être. La pénombre s'assoyait sur Le Monde des Hommes, je demandai ma route auprès des passants. Tous connaissaient les fables de ce monde, mais aucun ne pouvait m'indiquer le chemin à emprunter. On me sourit gentiment : «Bienvenue chez toi».
Au matin il faisait noir. Par la fenêtre, j'apercevais au soleil rayonnant, un été si chaud. J'avais si froid dans cet hiver glacial. Je courbai les épaules sous le sifflement des balles. Je me jetai au sol sous le souffle des explosions. C'était la guerre et son odeur de mort. Je n'y étais pas préparé. Les échos de la guerre n'avaient jamais trouvé refuge dans mon esprit. Sous mon armure de chevalier, je l'avoue, je n'étais qu'un enfant. Je me plaisais de ma naïveté, des longues ballades dans ces voies égarées, bordées de réelles fabulations. Dans cette guerre, je me retrouvai désarmé, dénudé de toute notion de survie, de tactiques militaires. Réflexe instinctif, je me recroquevillai quelques jours dans un trou. Je ne pus dormir. Le bruit des obus, des cris et des questionnements m'effrayaient à ce point que je n'arrivai guère à trouver le sommeil. J'ai aussi recherché le réconfort et les secours, je n'ai trouvé que la terreur et l'impuissance. Autour de moi, la mort courait. Jamais je n'aurais pu imaginer un tel désert de solitude, un tel brasier d'illusions tombées sous le feu de l'insouciance. Cette brume mariée à la nuit était imprégnée du parfum incisif de la mort. Ces crocs perçaient mon cœur, remplissaient de sang mes yeux. Mes mains meurtries caressaient la chevelure de la mort.
Les explosions ont cessé, les tirs aussi. Vint le silence d'une seconde puis le silence d'une heure et celui d'une éternité. Je me relevai avec la peur sur les épaules. Le brouillard était si épais que même la nuit s'y perdit. Sans la présence des astres, d'un phare ou d'un gazouillement familier, le naufrage paraissait inévitable. J'avançais à tâtons, un demi pas à la fois. D'une papillonnante main, je touchai un arbre mort, un rocher, un autre arbre, puis un homme mort. Je bondis, gagnai un petit sentier cahoteux et courus au hasard. Je courais si vite. Je ne voulais être rejoint alors qu'en réalité, je me dirigeais peut-être dans la gueule du loup. Je courais si vite, poussé par la peur et la terreur, j'avançais en faisant le repentir des mes écarts de conduite, en implorant un Dieu, je m'excuse. Mon cœur voulait éventrer ma poitrine, mes jambes ne cessaient d'avancer. J'heurtais les branchages, trébuchais sur des pierres, jamais je ne ralentissais. Je voulais être ailleurs. Et même si je n'avais guère d'indication que là-bas était meilleur, il ne pouvait certes être pire qu'ici. Les yeux rivés devant moi, je fuyais ma peur, j'aurais pu courir une vie. À l'orée d'une clairière, mes pieds ont heurté un obstacle et j'atterris face première sur le sol. En relevant la tête, la lune perçait l'épais camouflage, l'horizon m'était dévoilé. Devant moi, mille hommes morts, seul le bruit de mon souffle brisait leur silence. Je me suis assis un instant. La terreur du premier coup d'œil s'est atténuée avec les suivants. Je respirai l'odeur de mort, elle chemina. Le froid pénétrait mon épiderme, me gela jusqu'à la moelle, mais je n'avais plus froid. Sans larme, dans le noir de la nuit, j'acceptais ma mort. Je me suis levé, puis j'ai attrapé une arme et le chapeau d'un officier. Au sol, je laissai ma peur qui entraîna le départ de mes larmes, mais aussi de mon sourire. Je ne courais plus, je marchais droit devant, toujours dans l'obscurité de la nuit, j'avançais au hasard. J'errais dans les bois. Je tuai des animaux avec froideur, j'abattis des hommes comme des animaux, les ai blessé et m'en suis régalé. J'ai tranché les rêves de mes paires pour ne pas être seul à vivre avec le cœur sec. Je faisais couler le sang, couler des larmes, si bien que plusieurs fois je crus m'y noyer.
Une année passa et je revins à l'endroit où j'avais troqué ma peur contre une arme. Dans la clairière, de nouveaux morts, de jeunes soldats et de moins jeunes. Je m'assis devant cet océan de mort. Cette nuit le brouillard était absent, la lueur de la lune arrosait les corps. Je les observai. Un jeune soldat de mon âge attira mon regard. Son uniforme était parfaitement propre à l'exception d'une tâche rougeâtre sur son cœur. Son visage était sans poil, ses yeux étaient ouverts. Je le regardai, il me fixa et m'insouffla un grand frisson, c'était moi. Je clignai les yeux et il disparut. Le frisson ne me quitta plus. Je posai mon arme sur le sol et repris ma peur.
J'allai de continent en continent, marchai des nuits et des nuits. Une de ces nuits, dans l'horizon flou, le jour se leva. Le vent souffla une chaude prophétie qui enflamma toutes les barricades. Je courus étreindre la liberté de mes mains meurtries, l'aimer de mon cœur balafré.
Le matin naissait et mes rêves s'évaporaient, emportés par la nuit qui se dissipait dans l'aurore. C'était un matin semblable à celui d'hier et fort probablement prophète de celui de demain. J'embarquai machinalement dans cette valse matinale dont les pas me conduisaient au cœur de mon quotidien. Premier saut dans cette routine, la douche. J'y camperais pour l'éternité, mais j'y restai sept minutes. La pluie cessa, vint le beau temps. Je m'essuyai une fenêtre dans le miroir, puis le défilé défila. De fil en aiguille, je me tissai cette seconde peau, omettant volontairement de serrer ma cravate et de revêtir mon veston. Je nouai les lacets de mes espadrilles et me dirigeai vers la cuisine.
Je me fis un café, puis remplis l'arrosoir, c'était mardi. Le traditionnel journal de papier n'était plus de cette danse, je m'abreuvais dorénavant des états d'âmes d'un animateur. Du soleil pour les trois prochains jours, la mort sévie, pourquoi moi? L'afflux incessant de ces tragédies court-circuita mon cerveau, ma vision se troubla. Je ne savais qui croire, heureusement vint une pause. Cette mascarade stimulant la vertu de mon nécessaire recentra mon intellect.
Toute bonne chose connaît sa fin, le bal finit. Minuit sonnait et le beau prince n'était plus qu'un boutonneux crapaud. L'animateur du téléjournal, au chant aigre et au pelage banal, s'attira mon antipathie. J'empoignai mon revolver qui était sur la table et lui mis une balle entre les deux yeux. Mon téléviseur vola en éclat. Je terminai mon café, attrapai mon veston sur la chaise et allai travailler. Dans la voiture, le temps était bon et comme prévu, le soleil rayonnait. Je roulais vivement, dépassais aisément tous ces oisifs, ces chercheurs de temps. Arrivé au travail, je saluai mes confrères associés, rassemblés près de la machine à café. Les anecdotes intimes fusaient, mélange de rêves et de déceptions, d'envies jamais menées à terme et mutées en frustrations. J'étais dépouillé de leurs soucis, je voyageais léger. Je gagnai mon bureau, posa mon café sur une table. L'immense fenêtre offrait à mes yeux un grandiose clin d'œil sur la ville, des immeubles jusqu'aux parcs. Les gens tout en bas étaient si petits. C'était un magnifique bureau. Je regardai dans l'immense miroir et aperçu mon reflet, c'était un bureau divin. J'attrapai l'arrosoir et imbiba la terre des trois pots de fleurs près de la grande fenêtre. Sur mon bureau, l'épaisse pile de dossiers n'avait guère fondu comme elle se devait. Le soleil devait pourtant être au rendez-vous. Je propulsai violemment ma tasse de café à la face du mur. L'impact lui dessina une cicatrice noyée dans un liquide brunâtre. Au bruit de l'impact succéda le claquement de ma porte, ma secrétaire entra, le souffle court. Elle s'excusa de n'avoir eu le temps de terminer tous ces dossiers, d'avoir failli à sa tâche. Elle prétexta une maladie, jongla de milles excuses, je dégainai mon revolver et lui mis du plomb dans la tête.
J'allai me chercher un autre café puis commençai à abattre ces dossiers. J'en abattu plusieurs avant de devoir multiplier mon travail au photocopieur. Arrivé à son chevet, je le nourris de directives et de consignes. Il ne voulait rien assimilé, aucune collaboration, que le silence en réponse à mes commandements. Je m'impatientai et je le trouai comme un fromage suisse. Tout ce boulot accomplit avait fait ombrage sur les heures qui passaient, c'était celle du dîner. J'attrapai mon veston et marchai par habitude pour ce petit restaurant exotique à deux coins de rue. Alors que mes pas franchissaient le premier, un vieil homme m'implora de contribuer monétairement à sa pitance. J'enfouis ma main dans ma poche de veston et lui lançai quelques pièces
A l'orée du second coin de rue, un jeune homme tenta sa chance où le vieil homme connut du succès. Ma main interrogea à nouveau ma poche de veston, le jeune homme sourit. Elle en sortit mon revolver, le jeune homme grimaça. Je lui fis un troisième œil.
Au restaurant, je posai mon veston sur la chaise à ma droite. Cette grande table face à l'entrée, près des plantes, était mienne. L'expérience culinaire exulta, une fois de plus, tous mes sens. Je payai, remis mon veston et quittai le restaurant en offrant mes sincères salutations à cette jeune hôtesse. Dans la rue, des couleurs différentes, un fraîche brise, des milliers de parfum, c'était l'automne agréable.
En arrivant au bureau, le jeune homme venu installé le nouveau photocopieur s'affairait. Il était furieux, car j'arrivais avec trente minutes de retard. Ne voulant laisser ce jeune homme indigeste entraver mon processus post-ingurgitation, je sortis mon revolver, il avait déjà le sien en main. Il tira en ma direction, je me jetai derrière un mur. Mes balles effleuraient sa gigantesque chevelure, il ripostait d'une main désespérée. Une accalmie me permis de recharger mon revolver. Puis le bruit d'un coup de feu et le rire victorieux avait quelque chose de familier. Je me retournai et regardai sans bruit. C'était mon collègue qui, ennuyé par le bruit, avait décidé d'empoigner les choses. Il avait descendu le jeune homme du photocopieur. Une fois redressé, je lui lançai un viril hochement de tête, pris un café et m'en retournai à mes dossiers.
À l'heure de la pause, j'allai me chercher un café et pris un beigne du matin. L'après-midi progressa à bon rythme, tout comme ces dossiers qui diminuaient. Entre deux gorgées de café, le silence fut fracassé par la conjugaison de coups de feux et de ce cri moins victorieux qui m'était familier. Je me retournai et regardai sans bruit, c'était mon collègue qui se faisait tirer par un jeune livreur de courrier. Ma main cueillit mon revolver et lui tira trois balles dans le dos. Mon collègue sortit de sa tanière et me fit, à sa façon moins virile, les mêmes distorsions faciales que je lui envoyai plutôt. En rechargeant mon revolver, ma satisfaction se trouva rassasiée d'avoir abattu tout ce boulot, la journée était terminée. J'enfilai mon veston, me regardai dans le grand miroir et quittai pour demain. Près de la machine à café, mon confrère racontait de façon mensongère les péripéties de la journée, faisant de lui un héros et de moi, l'ombre d'une fierté. Je continuai mon chemin, descendis les escaliers et arrivai dans le stationnement souterrain où nichait ma voiture. Debout dans la noirceur de l'endroit, j'écoutais le silence depuis un moment. Le vent porta ce sifflement qui m'était familier. Je me retournai et regardai sans bruit, c'était mon collègue. Je sorti de l'ombre, appuyai le canon de mon revolver contre son front avant d'enfoncer la gâchette.
Cette distraction avait kidnappé un temps que j'avais voué à autre tâche. Je sautai dans ma voiture. La barrière du stationnement ne voulait encaisser mon coupon. Présenté sous tous les angles, avec délicatesse et toujours elle me le recrachait. Machinalement, j'insultai son incompétence, puis sorti mon revolver et tirai deux balles dans la tête de cette machine sans cervelle. La barrière se leva. Mon retard était à se point négligeant que j'eus la crainte de me faire trouer la peau à l'arrivée. Ma maîtresse avait un dur caractère, un caractère de maîtresse. Devant sa demeure, la peur d'y trouver la mort me fit crinquer mon revolver. Je lui fis boire de nombreuses éloges, elle s'enivra de mes beaux mots. C'était une bonne maîtresse, elle ne m'aurait jamais tiré.
Je la quittai en prenant bien soin de la gaver de promesses, n'ayant guère envie d'une balle dans le dos. Dans la voiture, je baissai la fenêtre et fit valser ma main dans le vent. C'était un doux soir, le souffle des passants paraissait si léger.
Arrivé à la maison, la voiture de mon ami Benito était près de celle de ma femme. J'étais heureux de le savoir en ville, il s'était écoulé plusieurs saisons sans que je puisse lui serrer la pince. Mon enthousiasme me précédait. Dans l'antre de la porte, mon excitation se changea en atroces crampes abdominales. Mon ami Benito se délectait de ma femme, sur ma table. La vengeance faisait frémir mon épiderme. J'attrapai mon revolver et tirai une balle à la hanche de ma femme et atteignis mon ami Benito au ventre. Elle gisait sur la table, lui était étendu sur le sol. Je m'approchai et leur mis deux balles dans le visage, elle en premier et lui ensuite. Épuisé par ma journée, j'allai me coucher.
Le sommeil fut bon, si bon qu'au matin, je crus retrouver mes vingt ans. Le soleil se pavanait pour deux jours encore. C'était un matin semblable à celui d'hier et fort probablement prophète de celui de demain. J'embarquai machinalement dans cette valse matinale, dont les pas me conduisaient au cœur mon quotidien. Premier saut dans cette routine, la douche. J'y camperais pour l'éternité, j'y restai sept minutes, la pluie cessa, vint le beau temps.
Je m'essuyai une fenêtre dans le miroir, puis le défilé défila. De fil en aiguille, je me tissai cette seconde peau, omettant volontairement de serrer ma cravate et de revêtir mon veston. Je nouai les lacets de mes espadrilles et me dirigea vers la cuisine. Je me fis un café. Dans le corridor, un homme surgit, C'était l'animateur antipathique du téléjournal matinal. Je n'avais pas mon revolver. Il pointa le sien en ma direction et fit feu.
La première fois que j'aperçus une femme dormir, je ne pouvais savoir que tous les anges n'étaient pas blancs. J'avais sept ans, c'était un trente et un. Une urgente envie d'uriner avait interrompu un magnifique rêve; il était 1 h 34. La salle de bain se trouvait à l'autre extrémité du sombre corridor, un chemin machinalement marché. De retour à ma chambre, la machine fit défaut à mi-chemin. Dans l'antre de la porte de droite, un faisceau blanchâtre perçait le voilage de la fenêtre. Un pétale de lune caressait le visage endormi de ma mère. Effleurant la limite de la décence, bercé par mon innocence, j'appuyai mon visage contre le cadrage de la porte. J'observai ce portrait pendant une seconde, un monde, une éternité, un soupir. Son épaisse chevelure noire qui parsemait ses épaules, son pied droit dénudé à l'extrémité du lit et la douceur de son visage. Cette divine beauté valsait dans la paume de cette blancheur immaculée. J'étais obnubilé par cet ange qui dansait en silence. L'ange m'invita à le suivre, je posai tout mon corps contre le cadrage de la porte. Mon esprit immortalisa cette vision un dernier temps. De retour dans mon lit, je dormis à merveille, si bien qu'au matin, la frontière entre le doux rêve et l'étrange réalité était fortement embrouillée.
C'était mon dixième Noël. Lors des derniers jours, la maison avait été constamment bondée de gens. On y venait, y restait pour dîner, pour souper, pour coucher et parfois même pour les trois. Ma mère adorait voir ainsi sa maison fourmiller. Une nuit parmi ces nuits, celle du vingt-huit, Noël s'est présenté avec trois jours de retard. Ne trouvant pas le sommeil et ne le cherchant guère non plus, jamais nous nous sommes rencontrés. L'excitation créée par mes nouveaux divertissements trucidait toute envie de me jeter dans les bras de Morphée. J'empruntai le long corridor, une guirlande de lumières vertes et rouges le serpentait, chassant ainsi sa pénombre habituelle. Hypnotisé par mon excitation, je progressais sans distraction, ne perdant jamais mon objectif, le salon. J'y arrivai rapidement. Sur le sofa l'inattendu m'y attendait. Enroulé dans une couverture de laine, ma cousine avait trouvé le sommeil, elle était sur le sofa. Elle était de quatre ou cinq ans mon aînée, une jeune fille suffisamment naïve pour croire qu'elle était expérimentée. Mes yeux se sont rivés sur elle avec une ferveur religieuse. Son corps était habillé du reflet des centaines de lumières multicolores qui rayonnaient dans la pièce. Son visage était le miroir de l'ange au sommet de l'arbre. Sans bruits, je m'approchai d'elle jusqu'à sentir son souffle. Je l'observai un moment, ressenti l'envie d'être sa couverture, de toucher sa peau, de goûter son souffle. Je plaçai ma main droite près de sa bouche, son souffle caressait mes doigts que je portais à ma bouche pour les sucer. Sa chair semblait si douce, je m'y serais baigné pour la vie. Je me déplaçai de deux pas à ma droite et m'accroupis à demi. Sa camisole rose bonbon laissait apercevoir l'arc supérieur de ses seins. Désorienté par cette vision, je m'y perdis un court moment, un bon moment. Dans un mouvement inattendu, elle se retourna violemment sur le côté, mon souffle s'arrêta. Elle dormait encore, mon souffle reprit. Je me redressai et aperçu la courbe de sa croupe dans une petite culotte bleu azur. Un ange avec de bien jolies fesses. Je la regardai le temps de quelques battements de cœur et m'en retournai à ma chambre. Ce fut la première fois que je me masturbais, il était 2h12.
C'était une soirée d'automne, j'avais dix-sept ans. La chance me souria, la plus belle jeune femme du bal accepta de valser l'entière soirée à mon bras. Ses courts cheveux dénudaient sa nuque ornée d'une boucle qui nouait les seuls remparts de sa robe, noire comme un ciel sans lune. Elle portait à ses cheveux un mouchoir de dentelle blanc. Son sourire illuminait les yeux, enflammait même les plus désespérés. Les rythmes favorisaient la symbiose mais saoulés de passion, quelques accolades n'étaient plus suffisantes. Elle demeurait au 307. Dans l'escalier, le balancier de son fessier m'hypnotisait. Dans son lit, je me suis noyé dans l'espace de ces yeux pour animer son désir de me réanimer. Je voguais sur une magnifique vague, puis la mer s'est faite chaire et alors, je me suis échoué. D'un soupir elle laissa s'échapper sa déception puis se retourna. Les yeux rivés au plafond, j'affichais un large sourire. Mon excitation croissait avec les minutes qui passaient, car elles m'approchaient du moment où elle allait dormir.
J'avais dix-neuf ans. Aujourd'hui était une importante journée pour mon père. Nous étions le quatorze et pour cette occasion, le port de la cravate était exigé. Tout devait être parfait, une journée parfaite pour les quatre-dix ans de sa mère, ma grand-mère. Une journée parfaite n'en ferait pas une année. Grand-mère nous recevais à sa résidence La Dernière Étape. Les convives arrivaient en retard, on ne se pressait guère pour franchir les portes de La Dernière Étape. Ils entrèrent peu à peu, je fermais la marche de cette armée de condamnés. Dans les corridors, une drôle de puanteur était perceptible. C'était ce parfum âcre que les vieux livres nous tousse au visage en les ouvrant. Nous sommes arrivés au 203. L'appartement de trop petite taille ne pouvait contenir toute cette joie. Je restai à l'extérieur sans grande peine. Les cris stridents de mon estomac ont fini par réveiller mon cerveau qui ouvrit mon appétit. Deux petits corridors à gauche et mon port se trouvait au bout du long couloir. Dévalant sans presse, j'eus le cœur troué par cette sensation de tristesse que je reconnaissais. J'avais cette impression d'être debout dans un champ par une froide après-midi du mois de novembre. On est le 18 novembre, il est 16 h 31 et en ce temps, la nuit chasse le jour. Je pris un beigne à l`érable, un lait au chocolat et des gommes à la cannelle. Je m'assis seul à une grande table et pris une gomme. Toute cette mort qui me regardait me coupa l'appétit. Je quittai à bon pas la cafétéria et trouvai une poubelle à l'entrée d'une chambre pour y jeter mon beigne. Dans la chambre, sur le lit au fond, une vieille femme était couchée sur le dos. Elle se reposait comme l'on se repose pour la dernière fois. Je m'approchai, voulant m'assurer qu'elle n'avait pas tout perdu. Le poids de son vieil âge pesait si lourd sur sa cage thoracique que l'effort de son souffle était perceptible à l'oreille nue. Je me sentis soulagé, puis je me sentis excité. J'étais excité. Son corps ne m'excitait guère, mais j'étais encore plus excité qu'avec des filles au corps excitant. Je posai mon lait au chocolat sur la petite table, m'assis dans son fauteuil roulant et répondis à mes pulsions.
Les bourgeons naissaient lorsqu'une des amies de ma mère tomba gravement malade, j'avais vingt-deux ans. Elle avait hérité d'un très grave cancer et cette journée, ma mère décida que je me devais de l'accompagner. Je n'avais pas envie d'y aller. Nous sommes arrivé à l'hôpital trente-deux minutes plus tard; il était 14 h 47. Une dame derrière un comptoir nous indiqua le numéro de la chambre alors qu'un homme avec un balai nous pointa comment s'y rendre. Arrivé à sa chambre, ma mère manifesta son désir d'y pénétrer seule. Je trouvai refuge sur une chaise, sous un gigantesque palmier en plastique. Seul absent au décor, le soleil. Heureusement, je sortis ma carte et souris. La vieille horloge, jaunie par de longues années de loyaux services, indiquait fidèlement 15 h 53. Épuisé d'être assis, je me lançai dans ce labyrinthe de façon aléatoire sans me soucier de mon itinéraire. Les premiers corridors étaient déserts, étrangement, ils sentaient la mort. Trois étages plus bas, dans le long corridor, il y avait une horde de civières toutes habitées. On y gémissait, s'y plaignait, patientait, quelques-uns y dormaient. Deux étages encore et le calme était de retour. Au bout d'un corridor, une porte différente des autres, je la poussai. Devant moi, sous une intense lumière blanche, une femme reposait sur une table en métal. Je regardai autour de moi, mes soupçons trouvèrent fondements, c'était la morgue. Je m'approchai au chevet de la femme. Ma main gauche, tremblante comme un jeune premier, se posa sur son ventre. Je glissai mes doigts le long de ses côtes pour aboutir sur son sein droit, au-dessus de son cœur. Ma main droite se rua dans mon pantalon. Après ce court, mais fort agréable moment, je repris le chemin qui m'avait rapproché de la mort.
Je venais de célébrer mon vingt-cinquième anniversaire avec des amis dans un établissement de loisirs nocturnes. En rentrant chez moi, je remarquai un message laissé par ma mère. Son amie devait recevoir un traitement vendredi soir prochain et ce, jusqu'au samedi midi qui suivait. Ma mère lui avait assuré que je serais enchanté de prendre soin de ses deux petites filles en son absence. On m'assurait qu'elles étaient de véritables petits anges. Au matin, je confirmai à ma mère mon sincère désir d'aller veiller ces deux petits anges. Elle se réjouit de me savoir si gentilhomme, cela faisait d'elle une si bonne mère. Nous étions mardi.
Le soir, je marchais dans cette sombre ruelle bordée d'ordures et de rêves fracassés. Un vieux matou chassait de son territoire un jeune chat élégant. Les chattes suivirent le jeune chat élégant malgré qu'il fût le perdant. Les temps ont bien changé. Par une fenêtre, j'aperçus une douce lueur blanchâtre, un clin d'œil angélique dans la nuit. Je gravis une clôture et traversai un petit jardin sans jamais perdre des yeux cette lueur, mon phare. Je posai les mains contre la fenêtre, puis collai mon torse et pris de profonds battements de cœur. Le vent se leva. La troisième fenêtre était entrouverte, je l'ouvris complètement et m'y glissai, excité comme si les rêves pouvaient survivent à la nuit. Tout était si sombre, heureusement, mon phare me guidait toujours, dernière chambre à droite. Les murs du couloir étaient tapissés de portraits et de photos. Je m'arrêtai un moment, qui était-elle ? Excité à l'idée d'enfin la rencontrer, je me précipitai doucement jusqu'à sa chambre. Le téléviseur toujours en fonction, faisait naître cette lueur qui arrosait de blanc son petit visage. Je l'observai un moment. Ses cheveux noirs se perdaient dans le rouge des draps. Je m'approchai sans bruit, ne voulant guère l'éveiller et ainsi assassiner toute cette excitation. Sur une chaise, ma main ramassa sa petite culotte. Je glissai mes mains dans le plus grand des orifices et fis des cercles, fantasmant sa taille. Ma main gauche lança finalement la culotte et je portai la droite dans mon pantalon. La femme reposait sur le ventre, un drap rouge sciait son corps en deux, me dénudant son dos, ma terre d'accueil. Je m'approchai et agrippai de ma main libre le rebord du drap afin de la dénuder entièrement. Une brise d'été valsait dans la chambre. C'était un merveilleux bal. La femme se mit soudainement à hurler, un cri de mort. Surpris, je l'observai un instant, ces cordes vocales ne cessaient de vibrer toujours plus fort. Je lâchai le drap, renversai la table, sautai par la fenêtre et enjamba en trois pas le jardin. Arrivé à la clôture, dans mon ascension, mon pied se perdit et je tombai ventre premier sur des pieux de la clôture. Le sang jaillissait de partout, mon corps était lourd, je n'entendais plus rien, mes dernières respirations étaient trop bruyantes. Un homme s'approcha de moi, peut-être me restait-il encore des jours de vie ? L'homme passa sa main devant mes yeux, me savoir en vie sembla le réjouir. Il s'approcha, ouvrit son manteau et porta sa main dans son pantalon. Je baissai les yeux et senti mon dernier soupir être avaler par le sien.